Macron-Philippe : l’heure des tensions

Cette fois, cela a tardé, mais c’est fait. Une des grandes « traditions » de la Vème République est respectée: bien que les deux intéressés, cela va de soi,  s’en défendent, il y a du grabuge entre le Président et son Premier ministre.

Il aura tout de même fallu trois ans, presque jour pour jour, pour que cela se passe. En tout cas, pour que cela devienne public.

Le 23 avril 2017, premier tour de la présidentielle: celui à qui personne ne croyait six mois plus tôt gagne le droit d’accéder au second tour. Coup de tonnerre. De facto, l’adversaire étant Marine Le Pen, il est acquis dès ce jour-là qu’il sera élu chef de l’Etat.

Trois ans plus tard donc, face aux députés, le 28 avril dernier, Edouard Philippe –à qui Emmanuel Macron avait explicitement demandé, face au virus, de monter en première ligne- présente aux Français le plan national de déconfinement. Mais en les mettant en garde avec une particulière gravité contre tout laisser-aller. Comme s’il aurait aimé, au fond, que le confinement dure un peu plus…

Ce déconfinement doit être géré, insiste-t-il, « prudemment et progressivement » : il ne s’agirait pas que l’épidémie reprenne, donc s’aggrave. Ce jour-là, Edouard Philippe évoque carrément, à défaut, « le risque de l’écroulement » (de l’économie française). Il a pesé ses mots : « Je n’emploie pas ce terme au hasard. On me reproche bien plus le sens de la litote que l’exagération ».

Ecroulement, vraiment ? Les uns sont ravis, beaucoup décontenancés. Certains se disent « surpris » par ce vocabulaire anxiogène qui, selon les gardiens du temple (institutionnel), relève plus, s’il s’impose, du registre chef de l’Etat.  

Quelques uns –imaginatifs ?- évoquent alors le précédent de François Fillon qui, en 2007, en Corse, avait martelé, martial: « Je suis à la tête d’un Etat en situation de faillite ». 

Edouard Philippe n’a pas utilisé, lui, la première personne du singulier, mais Emmanuel Macron –comment dire les choses autrement ?- juge tout de même utile de le recadrer sèchement le 5 mai, à la sortie d’une école, à Poissy: « Je n’aime pas ces grands mots ». 

L’échange indirect entre le président et son Premier ministre frappe d’autant plus que les deux hommes, d’un commun accord, tirant la leçon du quinquennat Hollande, avaient verrouillé depuis trois ans leur communication et, globalement, celle du pouvoir : non aux « petites phrases », non aux bruits de couloirs. Et que les cabinets ministériels, volontiers si bavards, se le tiennent pour dit !

Mais voilà : la crise du coronavirus –imprévue et gravissime- bouscule tout. Le transgressif Macron et le juppéiste Philippe vérifient, dans l’épreuve, ce qu’ils savent: ils appartiennent à deux galaxies politiques bien différentes. L’usure du pouvoir joue, la fatigue aussi. Et l’ébranlement de la société est tel que le chef de l’Etat –sans livrer le fond de sa pensée- se met à réfléchir, à voix haute et sans plus attendre, aux leçons à tirer d’un drame dont personne ne connaît la fin. « Il faudra se réinventer, dit-il. Et moi le premier ».  

Edouard Philippe, à distance, entend cela. Et on croit l’entendre murmurer: « Réinventer quoi ? Et avec qui ? » Député macroniste de Paris, Pierre Person met les pieds dans le plat: « Macron doit retrouver une ligne politique qui parle à ses électeurs de centre-gauche de 2017 ». A cet instant, les oreilles du havrais Philippe bourdonnent.

Seule évidence : à l’épreuve de l’épidémie, Edouard Philippe –ce qu’Emmanuel Macron, dans ses calculs, n’avait probablement jamais imaginé, en tout cas à ce point-là-  gagne en mai 4 points de « bonnes opinions » dans le baromètre mensuel Ifop-Match, après en avoir déjà gagné 10 le mois précédent. Pas moins étonnant : dans le palmarès global des ténors politiques, il s’installe –qui l’eut cru ?- à la deuxième place. Juste derrière un Nicolas Hulot, pas hors-sondage mais hors-sol.

 Certes, dans ce même palmarès, Emmanuel Macron gagne, de son côté, deux points de « bonnes opinions » et, avec un total de 48, le voici en sixième position. Il n’est pas décroché. Il est donc là. Mais que son Premier ministre, aussi solitaire soit-il, se soit, dans l’adversité, façonné à ce point une image rebat les cartes.

Même si comparaison n’est pas raison, il y a aujourd’hui (au moins) trois scénarios plausibles à des degrés variables, sauf si la table est totalement renversée par une épidémie dont, en vérité, on ne sait rien ou presque. Et qui pourrait, pour le coup, nous faire changer de monde. 

Le scénario Giscard-Chirac: celui de la rupture. Edouard Philippe claque la porte, proclame à son tour qu’on ne lui a pas donné les moyens d’agir et entame une longue marche. Pour Chirac, jusqu’à l’Elysée, elle durera 19 ans.

Le scénario Sarkozy-Fillon : celui d’une cohabitation tendue au sommet. L’ancien député de la Sarthe (puis de Paris) dira, quand il quittera le pouvoir tout le mal qu’il pensait du président Sarkozy, et c’est peu dire. Mais quand ce dernier avait songé à le remplacer à Matignon par Jean-Louis Borloo, il a tout fait pour rester. En dressant contre Borloo la majorité des députés UMP.

Le scénario De Gaulle-Pompidou, celui de l’amertume contenue. Quand le Général, craignant d’être débordé, signifiera son congé à Georges Pompidou, l’homme dont il avait fait un politique de premier plan, le Premier ministre sortant gardera pour lui son amertume et aussi ses blessures. Il ne dira rien. Mais, perçu par les anti-gaullistes comme un recours, il s’estimera libre d’agir  désormais de façon autonome. Avec –officieusement, puis officiellement- l’Elysée pour horizon.  

Alors, quel scénario pour le populaire Philippe ? Cela dépendra d’abord du jugement d’Emmanuel Macron: le président estime-t-il que son Premier ministre est capable de « se ré-inventer » ? Mais, à vrai dire, avec le Covid, le destin des deux hommes, en l’état, ne leur appartient plus complètement.

EPIDEMIE (5) – Je n’ai pas voté, et je déteste ça

Jamais cela ne m’était arrivé. Jamais depuis que j’ai l’âge de voter.

Le dimanche 15 mars, premier tour (et qui sera peut-être le seul) des élections municipales 2020, j’ai longtemps hésité. Finalement, je ne me suis pas rendu au bureau de vote. Je n’ai donc pas voté.

Il m’est arrivé dans ma vie de citoyen –pas souvent, mais cela m’est arrivé- de glisser dans l’urne un bulletin blanc, ou rayé, ou une enveloppe vide.

Cette fois, je suis resté chez moi ou, plutôt, j’ai en quelque sorte tourné autour du bureau de vote mais, finalement, sans y entrer.

Je n’en tire aucune gloire. C’est même l’inverse. Mon éducation et mes convictions convergent : un citoyen digne de ce nom doit aller aux urnes. C’est un devoir.

Mais là quelque chose s’est passé qui, aujourd’hui encore, me met très mal à l’aise quand j’y songe, même si je ne regrette rien: ce 15 mars 2020, tout sonnait faux. 

L’épidémie, pas encore totalement nommée, rôdait. Et pourtant ne prévalaient que les petit calculs: personnels, politiques. 

Macron n’a pas osé et, après coup, il s’est même vanté de la « bonne tenue (sic) » de ce 1er tour. 

En face de lui, une coalition semblable à celle qui avait tenté d’organiser un référendum contre le projet de privatisation d’Aéroports de Paris (ADPM) –du RN à LFI  en passant par le PS, EELV et LR- expliquait que le report de ce 1er tour serait un « coup d’Etat ». Pas moins.

Atmosphère poisseuse. On a fait semblant. Semblant de quoi ?

Depuis, malaise sur toute la ligne… 

JOURNAL SUBJECTIF : L’EPIDEMIE (3)   

Ce dimanche 22 mars, sur France 2, « La grande vadrouille ». Avec le génial tandem Bourvil-De Funès aux prises avec l’armée allemande. Plus drôle encore, d’une certaine façon : ces religieuses et leurs cornettes, venues d’ailleurs et comme on n’en voit plus depuis soixante ans. Au moins.

Un peu de la France, ce film. La France qui en a vécu des drames, et même des tragédies, et s’en est chaque fois sortie.

Mais aujourd’hui on n’en est qu’au début. Quand en sortirons-nous ? Et dans quel état ?  En tout cas, ce dimanche, je ne suis pas sorti dehors, et je ne sortirai pas. Le confinement version hibernation.  

Lundi 23 mars. Il est 16h. Je sors cette fois, sur la pointe des pieds. En ce début d’après-midi, le spectacle, on ne s’y habitue pas : pas de voitures, très peu de piétons, tant de rideaux baissés. Une sorte de paysage lunaire. Les lieux, on les connaît (par cœur), et pourtant on ne les reconnaît pas. Le silence est assourdissant. 

Dans ce magasin, quelques clients et, au détour d’un rayon, quand l’un croise l’autre par inadvertance, il y a chaque fois comme un sursaut : « 1m vous dis-je, 1m entre nous, de grâce… ».  

Le kiosque à journaux –désormais ouvert épisodiquement- est déjà fermé.

Plus le confinement dure, moins on s’y habitue. 

Jamais nous n’avions imaginé vivre ce que, déjà, nous endurons, et qui s’aggravera peut-être.

Idéologiquement, le monde d’après n’aura pas grand’chose à voir avec la planète globalement libérale d’où a surgi le virus. Mais quel sera-t-il, ce nouveau monde ? 

Un repli nationaliste serait folie : Trump lui-même peine à trouver le bon ton et surtout la bonne stratégie. 

Ici, comment ne pas noter –tandis que l’Europe vacille- le retour en force de l’Etat régalien, omniprésent et (en principe) protecteur ? 

Ce qui se profile nous est inconnu. Or, c’est bien connu, tous autant que nous sommes nous n’aimons pas l’inconnu. 

Ce 23 mars, venu saluer ceux qui prennent en charge les sans-abri, Emmanuel Macron invite tout le monde, face caméras, à « l’humilité ». Mot fort. Mot rare dans la bouche d’un politique. Mot insolite et pertinent. Le jour venu, il sera temps de solder les comptes –les politiques et les autres- mais, pour l’heure, un impératif évident: faire bloc. Sans craquer.  

 

A PARIS, L’EPIDEMIE JOURNAL SUBJECTIF

Tous groggy 

Ce jeudi 19 mars 2020, chez moi, j’ouvre l’ordinateur, et je me hasarde. Encore sonné car sonnés, nous le sommes tous. Même les sots qui disent que « non, n’exagérons rien ». Sonnés comme des hommes et des femmes qui ont vu soudain s’écraser près d’eux, à trois pas, soulevant une poussière d’enfer, une météorite géante.

Sonnés, nous les sommes, et nous n’avons encore rien compris. Qu’avons-nous fait, ou pas fait ?

Oui, je me hasarde. Pour prendre date. Pour dialoguer. Pour qu’ensemble on se souvienne. Mais de quoi ?

Le plus étonnant à Paris : le silence. Il est vrai que les touristes ont disparu, que les Parisiens « à maison de campagne » se sont éclipsés et que les survivants, respectant les consignes, se terrent chez eux.  

Les rues sont vides. Sauf les ambulances, les rares voitures roulent doucement –comme pour se mettre au diapason- alors qu’elles pourraient foncer. Dans les arbres, le pépiement  d’oiseaux. Donc, il en reste.

Dans ce Monoprix du XIIIème, les clients –peu nombreux en ce milieu d’après-midi- s’affairent dans un silence impressionnant. Tout juste quelques-uns chuchotent-ils pour rappeler à l’imprudent la distance qui, dans la queue, doit séparer les uns des autres : obligation sanitaire. 

A intervalles réguliers, une voix dans le haut-parleur, venue de chez les caissières : « Client suivant ». Alors, on, s’avance.

Saisissant : le Monoprix est transformé en crypte.

Dans la rue, les quelques passants font tous un détour, mine de rien, pour éviter celui (ou celle) qui arrive en face. Et s’il était porteur ? « Porteur »… 

Personne –absolument personne- n’a encore pris la mesure de ce qui vient d’arriver. Qui bouscule nos vies, et les bouscule radicalement et pour longtemps. 

Nous nous imaginions puissants : nous voici désarmés. Pire : nous ne savons ni d’où vient « l’ennemi », ni jusqu’où il ira, ni combien de temps cela durera, ni dans quel état nous en sortirons. 

Nous sommes tombés de haut. Nous sommes confinés. Nous sommes groggy.

(à suivre)

POLITIQUE : ce qui se joue ces jours-ci est crucial

Le rendez-vous politique et syndical du 5 décembre (la grève, les blocages et la suite) s’annonce crucial. Y compris pour la capacité d’Emmanuel Macron à se faire réélire (ou pas) en 2022. 

Dans un climat empoisonné, personne ne sait aujourd’hui comment vont tourner les choses. On peut cependant prévoir que certains, après-coup, diront : « Je l’avais bien dit ». 

Six observations, en l’état. 

1.     La haine anti-Macron d’une petite fraction des Français –objectivement cautionnée par un certain nombre d’« intellectuels »-  atteint des sommets d’irrationalité.

2.     Avec la réforme (pourtant nécéssaire) des retraites, le chef de l’Etat s’est engagé trop tard et trop seul sur un terrain où le cartel des non (non à tout, oui à rien) se déploie, du coup, à son aise. 

3.     Pire qu’une décision erronée, une absence de décision : une réforme, quelle réforme ?

4.     Toutes proportions gardées, la situation pourrait finir à la longue par ressembler à celle qui prévalait en 1969, il y a 50 ans, quand De Gaulle avait cru trouver son salut avec un référendum suicidaire sur la régionalisation (incluant la suppression du Sénat). Ce projet fut, politiquement, sa tombe.

5.     Jamais la société française n’a autant ressemblé à une « société bloquée » depuis l’époque où le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas (dont le conseiller s’appelait à l’époque Jacques Delors) pourfendait déjà une « société bloquée », et militait pour une « nouvelle société ».

6.     Macron avait vu juste en diagnostiquant la fin d’un monde –la fin de l’Ancien Monde, lequel s’est effectivement écroulé. Mais quid d’un Nouveau Monde ? Ce qui manque d’abord à l’action publique alors que la France doit, avec retard, trouver sa place dans un nouveau cycle de son Histoire, c’est la bienveillance rassurante sans laquelle la nervosité anxiogène finit, dans la salle, par gagner tous les rangs, paralysant tout. En un rien de temps, les marges de manœuvre du président se sont considérablement rétrécies. Il y a urgence.

Macron à mi-chemin : les dégâts, les réussites.

Le 14 novembre prochain, dans un mois pile, Emmanuel Macron basculera dans la seconde moitié de son quinquennat.

Son élection à la tête du pays laisse, aujourd’hui encore, beaucoup de Français (et pas seulement Jean-Luc Mélenchon, qui ne se remet pas de n’avoir pas été convié au second tour de la présidentielle) sidérés. Leur leitmotiv: quand finira cette parenthèse ?

Il y a beaucoup à dire sur le macronisme en action, mais il est une évidence : aussi sidérante que reste pour beaucoup l’élection de Macron, elle n’est évidemment pas une parenthèse. 

Pour une raison toute simple. Si Macron a été élu, il le doit à 50% à son impressionnant talent, à sa jeunesse et à son intrépidité, mais aussi à 50% à l’effondrement des deux piliers du vieux Monde : le PS et la droite républicaine. Encore fallait-il deviner que ces deux piliers étaient vermoulus, et qu’il suffirait de savoir leur donner, le jour venu, un grand coup d’épaule pour que tout –ou presque- tombe à terre.

Le PS –qui, du temps de François Hollande, se demandait avec des frissons s’il fallait ou non s’afficher « social-démocrate » (sic)- espère ne pas être réduit demain à l’état groupusculaire. D’autant que les écologistes piaffent, et sont prêts à s’installer à leur place dans les locaux  presque vides…

La droite LR –qui a co-gouverné la France, bon an mal an, pendant 40 ans- a cru trouver son salut en singeant l’extrême-droite. Aujourd’hui, avec Christian Jacob à sa tête, elle ne veut plus entendre parler de ce (très) mauvais feuilleton, et bétonne : ne pas s’affaisser davantage. Soudain, elle se rappelle que, dans son ADN, figure l’ordre. L’ordre républicain. 

Ajoutons à cela l’enfouissement idéologique de Jean-Luc Mélenchon qui, de Maduro aux Gilets Jaunes radicalisés, fait oublier dans ses errances qu’il fut naguère un grand républicain. 

Les esprits forts des deux camps s’exaspèrent : « Ah non, de grâce, en 2022, on ne va pas avoir droit à un nouveau duel Macron-Le Pen, à un remake de 2017 ? ». Sottise. 

D’abord, la terre sous nos pas ne cesse de trembler. Nul ne sait où nous en serons à l’entrée de 2022. 

Ensuite, seuls les Français décideront, et non pas ceux qui ont pris l’habitude de penser à leur place. 

Ajoutons que, dans cet hypothétique cas de figure, compte tenu des ébranlements d’un monde sans « gendarme » et d’une Europe sans boussole, l’issue de ce remake ne serait pas jouée d’avance. Loin s’en faut.        

Violemment pris à partie –personnellement, psychologiquement, politiquement- par une coalition improbable mais forte dont le seul ciment est l’anti-macronisme, Emmanuel Macron, à la mi-quinquennat, apparaît comme un président à la fois fort et fragile.

Fort parce qu’il a su tenir et résister quand, sous les vivats, les Gilets Jaunes (et leurs alliés Black Blocs) croyaient pouvoir lui donner le coup de grâce.

Fort parce qu’il a su muter. 

En finissant par se rendre compte que son arrogance (ou ce qui était vécu comme tel) allait le conduire tout droit  au désastre. 

En se décidant à comprendre que la France était diverse et complexe (et ne saurait être réduite ni aux traders mondialisés ni au suicidaire concept des « premiers de cordée » que lui avait susurré Ismaël Emélien, celui que le président a longtemps présenté à l’Elysée comme son « cerveau »). 

En découvrant, à l’épreuve des faits, qu’il avait moins besoin autour de lui de clones que de professionnels avec cicatrices. Et aussi en admettant que l’économie –certes capitale- n’est pas, désolé, l’alpha et l’oméga d’un pays.

Mais peut-être la prise de conscience centrale d‘un chef de l’Etat jeune –qui a appris à l’Elysée à la fois la vie et l’exercice du pouvoir- est-elle encore ailleurs : entre les « assistés » d’un côté et les premiers de cordée de l’autre, il existe –aujourd’hui inquiète, voire désemparée- l’immense armée des « classes moyennes ». Minées par le doute : et demain, nos enfants ? Qui les oublierait se tue. 

Au-delà du destin d’Emmanuel Macron –que l’amateurisme et la griserie naïve d’une partie de ses troupes desservent puissamment- la France, défiée par Trump, par Boris Johnson , par les populistes, par l’islamisme radical et par les terroristes- vit en réalité, sur un mode chaotique , un grand tournant qui ressemble au basculement, au début des années soixante, de la IVème à la Vème République. Ceux qui gouvernaient –et croyaient que cela durerait de toute éternité- ont été alors écartés.  Comme le sont aujourd’hui ceux qui voient les portes se refermer devant eux.    

Reste que la fragilité du macronisme, c’est la solitude de son chef. Hier, il revendiquait que tout remonte à lui. Aujourd’hui, Jupiter ne le revendique plus. Mais voilà: les choses étant ce qu’elles sont, c’est pourtant la quotidienne vérité.     

Il y a longtemps que la France n’avait pas vécu une séquence aussi dense. Qui peut déboucher sur le meilleur, sur un statu-quo qui ne satisferait personne ou sur le grand n’importe quoi. 

Paris, le 14 octobre 2019

Les Républicains (LR) sont menacés de disparaître : Wauquiez condamné à démissionner.

Les Républicains de Laurent Wauquiez sont, au lendemain des élections européennes, dans un état comateux. Non seulement, jusqu’au dernier moment, ils avaient espéré une divine surprise mais leur défaite dans les urnes est, pour eux, un désastre politique. Comme l’a reconnu lundi matin tôt Eric Woerth de façon lugubre et imagée, « c’est la dernière station sur l’autoroute ».

Ce qui a piégé les Républicains : l’enthousiasme observé dans leurs derniers meetings. Mais se retrouvaient là les seuls militants et sympathisants de la droite-droite bien au chaud ensemble car tous sur la même ligne, comme ils l’avaient été lors du fameux meeting de François Fillon au Trocadéro. Une organisation signée à l’époque Sens Commun.  

La double faute de Wauquiez (qui avait cru au lendemain de la présidentielle que le Front national ne se relèverait pas de l’échec de Marine Le Pen) : avoir transformé un parti pluraliste et pragmatique en un parti rétréci et idéologue. 

Résultat : faute d’avoir compris qu’un vieux monde s’écroulait et qu’un nouveau –laborieusement- surgissait, les Républicains se retrouvent aujourd’hui dans un  cul-de-sac. Ils se retrouvent au fond dans la situation du CNI d’Antoine Pinay (Centre national des indépendants et paysans) à l’aube de la Vème République.

Sous la IVème, la CNI était en effet une force qui faisait et défaisait les gouvernements. Avec l’arrivée au pouvoir de De Gaulle et l’émergence de la Vème République, le CNI a été –brutalement- condamné à choisir, et s’est divisé en deux : les nostalgiques des temps anciens ont mené la bataille de trop, et ont été rayé de la carte ; les autres, à l’image du jeune Giscard d’Estaing (lui-même issu du CNI), ont rallié la Vème et le Général. Et se sont, peu à peu, lentement, construits. Ou reconstruits avec la création des RI (Républicains indépendants). 

Aujourd’hui, Laurent Wauquiez est condamné à s’effacer, en se consacrant à sa région.  Et les Républicains sont condamnés, eux, s’il en est encore temps, à se désenclaver –idéologiquement et politiquement- car l’OPA de ceux qui rêvaient, à terme, d’une union des droites (de toutes les droites, RN inclus), c’est raté. Complètement raté.

Le Pen jubile. Macron sourit. Wauquiez et Mélenchon grimacent.

 La participation-record des Français au scrutin européen aura pris de court l’ensemble des sondeurs : elle donne aux résultats du scrutin du 26 mai une signification plus forte encore que prévu. 

Première évidence : après six mois de tumultes –où, sur fond de Gilets Jaunes, des outrances extrêmes se sont mêlées à l’expression de vraies souffrances- la démocratie française, au fond, ne se porte pas si mal que ça. On vote, on choisit. C’est autre chose qu’aller affronter en permanence les forces de l’ordre dans la rue.

Seconde évidence : le vote du 26 mai aura complété celui de la présidentielle de 2017. Il précise les contours de la nouvelle donne politique nationale. Les Français auront fait reculer de plusieurs cases Les Républicains de Laurent Wauquiez et le PS (même si les socialistes franchissent finalement la barre fatidique des 5%). Ils ont donné, en revanche, de l’élan et du crédit à la liste Europe-Ecologie-Les Verts de Yannick Jadot. Une percée verte d’autant plus notable qu’elle n’est pas propre à la France, et mobilise fortement les électeurs les plus jeunes.

Troisième évidence : le Rassemblement national sort en tête du scrutin comme il y a cinq ans, en ayant bénéficié au final de concours décisifs venus des rangs des Républicains et de La France Insoumise. Deux partis qui ont aujourd’hui la « gueule de bois » tant l’avenir s’annonce, pour chacun d’entre eux, délicat, voire cauchemardesque après l’échec retentissant de leurs listes respectives. Mais, dans le reste de l’Europe, l’extrême-droite n’engrange pas autant qu’elle l’espérait. Le bilan pour Marine Le Pen est donc, quoiqu’elle dise, mitigé même si elle peut se targuer d’avoir fait oublier cette fois sa prestation catastrophique du second de la présidentielle en 2017.

Quatrième évidence: cible de toutes les attaques (et pas seulement de la part des Gilets Jaunes), violemment critiqué pour s’être personnellement engagé dans la bataille des européennes, Emmanuel Macron, que l’exercice du pouvoir à l’évidence renforce, s’en sort politiquement bien. Qui, il y a encore deux mois, aurait en effet imaginé que le chef de l’Etat, saoulé de coups et pressé par les ultras des deux camps de démissionner, réussisse à ce point à se rétablir, d’autant qu’il n’avait pas choisi en la personne de Nathalie Loiseau une tête de liste particulièrement performante ? Ce résultat, qui témoigne de sa résistance, est en tout cas prometteur si, dans les semaines qui viennent, le président, comme il le laisse entendre, joue plus collectif, plus rassembleur et aussi plus « politique ». A la tête d’une équipe renouvelée et cette fois pluraliste.     

Élections européennes : déjà, quatre leçons

Avant même que ne soient connus les résultats du scrutin du 26 mai, quatre leçons se dégagent d’une vraie-fausse campagne. 

-En grande difficulté (presque en perdition) il y a six mois au plus fort de la révolte des Gilets Jaunes -ces « derniers de cordée » que zappait l’arrogante minorité des « premiers de cordée »- Emmanuel Macron aura finalement rassuré, donc retrouvé, ses électeurs du 1er tour de la présidentielle de 2017. Des électeurs un moment saisis par le doute. Il s’est en effet rétabli, et il tient la barre, même s’il a fait une erreur de casting en  choisissant Nathalie Loiseau –tout sauf une politique empathique- comme tête de liste. Le handicap du président: l’hostilité proche de la haine que lui valent chez un certain nombre de Français son comportement, son style et… son âge. Sa détermination : au service de la même volonté de débloquer la France, il est décidé, tirant les leçons de ce qu’il a vécu, à changer de logiciel. Et d’équipe.

-L’inconnu du bataillon –le jeune philosophe versaillais François-Xavier Bellamy- aura redonné le moral à des Républicains qui restent traumatisés par l’aventure Fillon. Se recentrant personnellement et réinventant (au moins en apparence) les logiques européennes et pluralistes de la droite UMP d’antan, le candidat –qui a fait preuve à la fois d’humour et d’écoute- a indiscutablement  marqué des points. Aux dépens de la droite macroniste. Aux dépens d’abord de celui qui l’avait mis en selle : Laurent Wauquiez. Pour Bellamy, beaucoup va dépendre de son score le 26 mai : simplement honorable, ou beaucoup mieux que cela ?

-Portée par les vents dominants en Europe et dopée par l’exemple de son ami italien Mattéo Salvini, Marine Le Pen croit, elle, son heure venue. L’heure des populistes au moment où la gauche, idéologiquement et politiquement, se morcelle. En l’état des sondages, son candidat Jordan Bardella se situe cependant en dessous du score atteint par la liste FN en 2014 (24,9%). La présidente du RN finit sa campagne plus à l’extrême-droite qu’elle ne l’avait commencée. Même si elle a officialisé la volte-face spectaculaire qui fait aujourd’hui hurler son ex- bras droit Florian Philippot: oubliés les discours de 2017, plus question de quitter l’Union européenne. L’objectif est de la faire évoluer « de l’intérieur ». CQFD.

-Sauf remobilisation des siens dans les huit derniers jours, une confirmation : Jean-Luc Mélenchon n’est pas –ou plus- dans une forme… olympique. C’est peu de dire qu’il se cherche. La mécanique s’est déréglée au moment de la perquisition à son domicile –au cours de laquelle le leader de la France Insoumise avait présenté un visage inquiétant- et il  n’a jamais su comment vraiment s’y prendre avec des Gilets Jaunes dont les têtes d’affiche sont en majorité plus proches de l’extrême-droite que de l’extrême-gauche. Temps fort et ambigü: ses coups d’encensoir pour Eric Drouet, promu par ses soins au rang de haute figure « révolutionnaire ».

Le vote du 26 mai, sur fond d’un abstentionnisme qui s’annonce massif, va-t-il changer radicalement la donne politique en France ? Non, même si l’enjeu global est tout, sauf mineur: déconstruire cette Europe qui, depuis 70 ans, nous protège ou bien  la conforter ? Mais ce vote en dira long sur l’état d’un pays qui, dans un monde dangereux, va (un peu) mieux et en même temps se cherche. Un pays divisé, même si l’hommage aux deux militaires tués au Burkina Faso aura été un très grand moment d’unité nationale. Un pays « travaillé » par les fake news et qui, par moments, en arrive à douter  de tout : de ses élites, de la République, de la démocratie. Un pays tenté par la marche arrière, et qui aurait pourtant besoin impérativement de se réinventer. Il en a –potentiellement- les moyens.

Macron à la croisée des chemins

La rébellion des Gilets Jaunes, que personne n’avait vu venir, a mis en lumière quatre choses fondamentales, jusque-là tues ou niées.

1.Le formidable sentiment d’humiliation de la France pauvre et      populaire : ignorée, méconnue, souvent méprisée. Des hommes et des femmes à qui on servait matin, midi et soir, depuis des années et sur un plateau, les « vertus » de la mondialisation. Or cette mondialisation, ils s’en sentent exclus. En plus, elle brise, estiment-ils, leurs codes.

2.La formidable crainte du déclassement social qui a gagné les « classes moyennes », jusqu’ici pivot de la société française. Des classes moyennes décontenancées par l’outrancière référence aux « premiers de cordée », et par l’utilisation complaisante par l’éxécutif d’un vocabulaire économico-financier emprunté aux salles de marchés anglo-saxonnes plutôt qu’à Michelet, De Gaulle ou même Mitterrand.

3.La formidable exaspération de beaucoup de citoyens qui ont le sentiment sur des sujets où ils veulent dire leur mot  -l’Europe telle qu’elle est devenue, l’idée qu’ils se font de la « souveraineté », le partage des richesses, l’immigration telle qu’ils la vivent- qu’ils n’ont pas un droit réel à la parole. D’où l’émergence (pourtant violemment ambigüe) du RIC (référendum d’initiative citoyenne). Avec –qui l’eut imaginé ?- la Suisse comme modèle.

4.Le formidable désarroi d’un Emmanuel Macron qui avait cru pouvoir débloquer une société verrouillée au prix d’un exercice démesurément solitaire du pouvoir. Mais ce désarroi, c’est aussi celui, d’un bout à l’autre de l’arc-en-ciel politique, de « classes dirigeantes » pas moins récusées : députés, sénateurs, patrons, syndicalistes, leaders associatifs, journalistes et même, quoiqu’on dise, une partie des maires.

Désarroi parce que ces classes dirigeantes n’ont rien vu venir.

Désarroi parce qu’elles ne savent pas comment s’y prendre, et dans quel ordre.

Désarroi parce que la nouvelle donne bouscule tous les plans établis : voici, en Europe, la France à nouveau montrée du doigt. Fiable, la France ? Soudain, le doute…

S’agissant des Gilets Jaunes -aujourd’hui repliés sur un noyau dur hyper-radicalisé- deux dangers les ont très vite menacés: ils n’ont pas réussi à les éviter.

Premier danger : non sans paradoxe, l’arrogance (qu’ils ont tant reproché au pouvoir). Si beaucoup de Français, par anti-macronisme ou parce qu’ils se sont reconnus dans leur hantise du déclassement social, ont dit au début leur « sympathie » pour les Gilets Jaunes, les Gilets Jaunes ne sont définitivement pas toute la France. Et très loin s’en faut.

Second danger: la non-organisation. Evidemment, il est dur de passer du partage lyrique d’un combat sur des ronds-points à l’élection de délégués et au tri de revendications qui restent fumeuses, en tout cas  cahotiques. Et pourtant, c’était clair depuis le début, sans organisation, ce serait, pour eux, l’impasse. De fait, c’est l’impasse. D’autant qu’aucun leader ayant la stature, la culture et le charisme d’un Cohn-Bendit en 1968 n’est sorti de leurs rangs. Drouet-Cohn-Bendit, il n’y a pas match.

Ce qui se joue –au travers et au-delà de la conférence de presse d’Emmanuel Macron à l’Elysée- est donc tout, sauf dérisoire: pas moins que le destin des classes moyennes, donc (par ricochet) les équilibres de la société française.

En qui ces classes moyennes, minées par le doute, vont-elles avoir demain confiance, en France comme en Europe ? De quel côté vont–elles basculer ? Quel « cap » vont-elles choisir ? On est aujourd’hui à….un rond-point.

Quand, en Ukraine, un jeune humoriste inexpérimenté est élu haut-la-main président, on comprend en effet qu’on est en entré –et pas seulement en Ukraine- dans une zone incertaine. Où l’aventurisme devient, aux yeux de certains, une vraie tentation.